Avec ses journaux spécialisés (petites annonces, photos coquines), ses bars, ses dancings, ses cabarets (Kleist Casino, Monbijou, Violetta, Domino…), sa première association militante au monde (le Comité scientifique-humanitaire), son Institut de sexologie (fondé par le Dr Magnus Hirschfeld), Berlin fait figure durant les années 1920 de capitale de l’homosexualité.
Mais celle-ci est seulement tolérée : le paragraphe 175 du Code pénal allemand, institué en 1871, au début de l’Empire, reste en vigueur : il punit d’une peine de prison et de la perte des droits civiques les relations « contre nature », implicitement assimilées à la bestialité. Dans les faits, cependant, les simples amendes restent plus fréquentes que les condamnations.
L’accession au pouvoir d’Adolf Hitler, en janvier 1933, sonne la fin de la fête. Le célèbre cabaret L’Eldorado, cœur battant du Berlin gay, devient même par une ironie cruelle le quartier général du Parti national-socialiste. Dans le cadre de leur entreprise d’assainissement moral et physique de la race aryenne, les nazis lancent la chasse aux prostitués et aux travestis, puis aux homosexuels et lesbiennes, jugés faibles, vicieux, menteurs, dégénérés, improductifs sur le plan biologique et surtout contagieux. Attaques homophobes dans la presse, assimilation de l’homosexualité à la judéité, encouragement de la délation, utilisation de la torture morale et physique pour extorquer des aveux : les arrestations sont multipliées par cinq dès 1934 et leur nombre explose après 1937.
Pour un peuple, le domaine de la sexualité peut être synonyme de vie ou de mort. Un peuple qui a beaucoup d’enfants peut prétendre à la domination du monde. [...] L’homosexuel est un homme radicalement malade sur le plan psychique. Je veux préserver l’œuvre d’assainissement racial que nous poursuivons pour l’Allemagne.
Heinrich Himmler, Reichsführer-SS, 1937
Déclarés « ennemis de l’État », les homosexuels peuvent être incarcérés sans jugement et à titre préventif dans un camp de concentration où ils sont isolés des autres détenus par crainte de la contagion et identifiés par le chiffre 175 ou la lettre A (Arschficker : « baiseur de cul »). Lorsque l’on décide de distinguer les différentes sortes de prisonniers à l’aide d’un triangle de couleur, c’est le rose qui est choisi pour les stigmatiser. On estime pouvoir les guérir par une thérapie de choc faite de privations, de travail forcé, d’humiliations, voire de rapports sexuels forcés avec des prisonnières « asociales ». Pire : certains servent de cobayes pour d’épouvantables expérimentations sur la typhoïde et la malaria ou pour les essais délirants de « changement de polarisation sexuelle » du médecin danois Carl Værnet. D’autres enfin subissent les opérations de stérilisation et de castration du Dr Karl-Heinz Rodenberg.
La fin de la guerre et la libération des camps ne signifient pas pour autant la fin du cauchemar pour les prisonniers homosexuels, toujours sous le coup de la loi. Certains connaissant de nouveau la prison – ils sont parfois condamnés par les mêmes juges ! Dans ces conditions, beaucoup se taisent, d’autant que le statut de victimes des nazis leur est refusé et que la question reste longtemps taboue. Værnet s’enfuit en Amérique du Sud après avoir tenté de vendre son « traitement » à l’industrie pharmaceutique. Aucune charge n’est retenue contre Rodenberg, qui continue à exercer la médecine et meurt en 1995 sans jamais avoir été inquiété.
L’homosexualité a été dépénalisée en 1968 en RDA, en 1969 en RFA. Le paragraphe 175 n’a officiellement disparu du Code civil de l’Allemagne réunifiée qu’en... 1994.
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