Silencio. David Lynch a tiré sa révérence le 16 janvier dernier. Avec lui, c'est plus qu'un pan du cinéma qui disparaît, c'est tout un art (sans cesse renouvelé) de raconter des histoires, de faire dialoguer rêve et cauchemar, sens et sensations, à coups d'images hypnotiques, d'intrigues retorses et d'atmosphères cotonneuses. En onze films (parmi lesquels Elephant Man, le premier Dune, la palme d'orSailor et Lula, Lost Highway ou Mulholland Drive) et trois saisons d'une série-culte (Twin Peaks), sans compter ses courts-métrages, ses peintures et son délirant journal filmé sur YouTube (David Lynch's Theater), l'artiste pluriel laisse derrière lui des créations uniques, aussi dérangeantes que stimulantes, qui ont influencé plusieurs générations de cinéastes et de showrunners, et que l'on n'a pas fini de savourer et de réinterpréter, ne serait-ce que pour en apprendre toujours davantage sur nous-mêmes.
Alors, pourquoi (re)voir David Lynch ?
Parce qu'il a inventé la série moderne
Qui a tué Laura Palmer ? : au début des années 1990, la question est sur toutes les lèvres. Depuis son lancement, le 8 avril 1990 sur la chaîne américaine ABC (puis, un an plus tard, en France sur la Cinq), Twin Peaks passionne, intrigue et... traumatise les téléspectateurs du monde entier. L'enquête de l'agent Dale Cooper (Kyle MacLachlan) sur le meurtre sauvage d'une ado (a priori) sans histoire, au cœur d'une petite bourgade américaine (a priori) irréprochable, est un mélange unique, improbable et déglingué, de soap opera, de thriller et de trip chamanique.
Jeu de pistes labyrinthique, galerie de personnages plus bizarroïdes les uns que les autres, enchevêtrement d'énigmes à double fond : la série ne se contente pas de tenir son public en haleine, elle révolutionne tout simplement le genre. David Lynch (avec la complicité de son comparse Mark Frost) prouve que la série télévisée, jusque-là réduite à du divertissement régressif pour dimanche après-midi pluvieux, peut désormais rivaliser avec le meilleur du cinéma et s'avérer viscéralement addictive.

Le succès de Twin Peaks, ses thématiques et audaces formelles font entrer la série dans l'ère moderne et annoncent rien de moins que Breaking Bad, Les Sopranos, Mad Men, Lost, Six Feet Under ou, plus récemment, True Detective et Severance.
Deux ans plus tard, David Lynch réinvente même la notion de prequel avec Twins Peaks : Fire Walk With Me, film gigogne qui revient sur les sept derniers jours de la vie de Laura Palmer.
Parce qu'il a dynamité le mythe américain
Sorti en salles au moment de la première diffusion télévisée de Twin Peaks, Sailor et Lula (palme d'or 1990) est un road movie excessif, sulfureux, survolté et jouissif. Sur les traces d'un jeune couple en cavale (Laura Dern et Nicolas Cage, tout en sensualité et énergie), le réalisateur lance son récit à 100 à l'heure et ose à peu près toutes les ruptures de ton possibles, avec une vitalité et une candeur qui font mouche. Flirtant tantôt avec le sublime (dès le générique, littéralement enflammé), tantôt avec le kitsch (une poursuite de fées sorcières), le film est bourré de références aux grandes figures du mythe américain (le western, Marilyn, Elvis, Marlon Brando), mais s'inspire surtout du Magicien d'Oz de Victor Flemming (1939), que David Lynch retourne comme un gant.
Traversant le pays pour s'aventurer « over the rainbow », Sailor et Lula découvrent ainsi l'enfer du décor, le refoulé du rêve américain. Dès lors, leurs excès prennent le spectateur à témoin : comment, au fond, rester sain dans une société malade ?

« Ceci est une veste en peau de serpent !, revendique Nicolas Cage dans une scène désormais culte. Et pour moi, c’est un symbole de mon individualité et de ma croyance en la liberté personnelle. » En passant jusqu'au grotesque le conte mythique de Flemming au prisme du libéralisme 80's, David Lynch offre un nouveau mythe à son époque désenchantée et immature.
Parce qu'il a sondé la masculinité toxique
Sur la ligne de crête qui sépare la part la plus lumineuse de celle la plus sombre de l'être humain, le cinéma de David Lynch trouve, après Sailor et Lula, un (dés)équilibre encore plus envoûtant. La preuve avec le génial et terrifiant Lost Highway, sorti en 1997, premier opus d'une trilogie qu'il consacre à Los Angeles et aux rêves brisés d'Hollywood (suivront Mulholland Drive en 2021 et Inland Empire en 2006).

Un saxophoniste paumé (Bill Pullman), dont le couple bat de l'aile, y est harcelé à coups d'énigmatiques VHS voyeuristes (qui semblent anticiper l'ère du stalk sur les réseaux sociaux). Accusé ensuite d'avoir assassiné sa femme (Patricia Arquette, en brune), son personnage, qui persiste à nier les faits, change alors non seulement de vie en cours de film, mais également d'identité et d'interprète. Sous les traits d'un mécanicien canaille joué par Balthazar Getty, il va tomber amoureux, jusqu'à sombrer dans une jalousie destructrice, de la maîtresse d'un malfrat qu'interprète également Patricia Arquette, perruque blonde sur la tête, cette fois.
Un même rôle pour deux acteurs, deux personnages pour une même actrice, comme deux versions d'un même regard (masculin, maladif, obsessionnel, névrotique) porté sur deux fantasmes féminins (la blonde et la brune, la maman et la putain) : David Lynch brouille à dessein les pistes dans un récit kaléidoscopique totalement halluciné. Parsemant Lost Highway de références à l'âge d'or du film noir hollywoodien, il interroge ainsi le male gaze et, trente ans avant #MeeToo, débarrasse la figure du « crime passionnel » de tous ses oripeaux romantiques pour filmer ce qu'on ne nomme pas encore un « féminicide », dans sa réalité la plus crue et violente.