« Maîtres anciens » : sans testament

Dans un seul-en-scène filmé par Mathieu Amalric, le comédien Nicolas Bouchaud adapte l'avant-dernier roman de l'Autrichien Thomas Bernhard et passe au crible d'une langue acerbe, obsessionnelle et fulminante notre héritage artistique et culturel. Dimanche à 21.10 sur Culturebox.

« Maîtres anciens » © Stéphanie Bisutti / La Compagnie des Indes

À Vienne, au Musée d’art ancien (Kunsthistorisches Museum), Atzbacher, le narrateur, a rendez-vous avec un vieux critique musical, solitaire et veuf depuis peu, Reger, qui, grâce à la bienveillante complicité du gardien Irrsigler, vient s’asseoir tous les deux jours depuis trente ans sur sa banquette réservée de la salle Bordone, face au tableau du Tintoret, L’Homme à la barbe blanche. On ne saura qu’à la fin la raison de ce rendez-vous. En attendant, dans cet espace muséal qui figure un certain patrimoine culturel et artistique pétrifié, et fidèle à sa manière satirique, obsessionnelle, répétitive et comique, Bernhard libère un flot ininterrompu et irrésistible de paroles : à travers la voix de Reger, prenant à témoin le narrateur (« J’ai besoin d’un auditeur, d’une victime en quelque sorte pour ma logorrhée musicologique »), il se livre à un furieux et iconoclaste massacre : le philosophe Heidegger, l’écrivain Stifter, l’État catholique, l’Autriche, les toilettes viennoises, les professeurs, les politiciens, les artistes, les musées, l’admiration des visiteurs de musées, etc.
« L’écriture de Bernhard, notait Nicolas Bouchaud dans sa note d’intention, par la puissance de son adresse, prend à partie le lecteur, convoque le spectateur, s’énonce à partir d’une scène imaginaire. Cela m’apparaît encore plus fortement dans ses romans que dans son théâtre. C’est une écriture physique où il arrive que le rythme d’une phrase transmette le message le plus important, on est sans arrêt en mouvement dans une fluctuation incessante entre le sublime et le grotesque de nos vies. Comme son sous-titre l’indique, Maîtres anciens est une ‘comédie’. Chez Bernhard, le rire est une vertu qui me ramène sensiblement au lien qui unit la littérature à l’air que nous respirons, au dehors, à l’oxygène. Le rire arrive comme un précipité chimique, par un effet d’implosion. Chaque phrase vient en surplus de la précédente jusqu’à la faire déborder, jusqu’à faire imploser le texte. J’y vois une forme de dépense prodigieuse du souffle et de la langue. Un ‘trop’ de la parole. Une dépense. Une parole qu’on pourrait dire hors d’usage. »
On aurait évidemment tort de voir dans cet Autrichien enragé un simple destructeur. Maîtres anciens esquisse une autre histoire de l’art, à la fois libertaire, tragique et réjouissante, celle de ses échecs, qui fait étrangement écho au fameux « Échoue encore. Échoue mieux » de Beckett. « Reger, au beau milieu de la salle du musée, clame sa haine des artistes et de la famille et en même temps l’impossibilité de vivre sans eux. Cette apparente contradiction n’est pas une aporie. C’est une tension entre deux énoncés contraires qui allume la mèche. Ce que Bernhard interroge avec l’énergie d’un combattant, c’est la notion d’héritage. Et le défi qu’il nous lance, c’est de chercher une issue pour sortir du chemin tracé et balisé de notre histoire officielle (Nicolas Bouchaud). » Un héritage, en somme, sans testament, sans dévotion, sans obligation.

Interview de Nicolas Bouchaud

 


Source : https://www.theatre-contemporain.net

« Écouter Mozart et entendre comment il échoue »

Au fond, tous ces tableaux dans le Musée d’art ancien me sont insupportables, pour être honnête je les trouve affreux. [...] Jusqu’ici, dans chacun de ces tableaux, soi-disant chefs-d’œuvre, j’ai trouvé un défaut rédhibitoire, j’ai trouvé et dévoilé l’échec de son créateur. [...] Pas un seul [de ces soi-disant maîtres anciens] n’a peint un tableau génial à cent pour cent, [...] soit ils ont raté le menton, soit le genou, soit les paupières. [...] La plupart ont raté les mains. [...] Au fond, cela me rend heureux. C’est seulement lorsque nous nous sommes rendu compte, à chaque fois, que le tout et la perfection n’existent pas, que nous avons la possibilité de continuer à vivre. Le Greco n’a jamais su peindre ne serait-ce qu’une seule main, les mains du Greco ont toujours l’air de lavettes sales et mouillées.
Nous devons écouter Bach et entendre comment il échoue, écouter Beethoven et entendre comment il échoue, écouter Mozart et entendre comment il échoue. [De même, nous aimons] un être parce qu’il est impuissant et incomplet, parce qu’il est chaotique et imparfait.
Il n’y a pas de tableau parfait et il n’y a pas de livre parfait et il n’y a pas de morceau de musique parfait [...], voilà la vérité, et c’est cette vérité qui permet qu’une tête comme la mienne, qui n’est autre, sa vie durant, qu’une tête désespérée, continue d’exister. La tête doit être une tête chercheuse, une tête chercheuse de défauts, des défauts humains, une tête chercheuse de l’échec. La tête humaine n’est en fait une tête humaine que lorsqu’elle cherche les défauts humains. La tête humaine n’est pas une tête humaine si elle ne se met pas en quête des défauts humains [...]. Une tête bien faite est une tête qui cherche les défauts humains, et une tête exceptionnelle est une tête qui découvre ces défauts humains et une tête géniale est une tête qui, après les avoir trouvés, attire l’attention sur ces défauts découverts et, avec tous les moyens dont elle dispose, désigne ces défauts.
[...] Celui qui, dans ce musée et parmi ces centaines de soi-disant chefs-d’œuvre, cherche des défauts, il les trouve [...]. Aucune œuvre de ce musée n’est sans défaut, je vous le dis. Vous pouvez en sourire [...], cela peut vous effrayer, moi-même cela m’enchante.

Thomas Bernhard, Maîtres anciens.

Maîtres anciens

Spectacle théâtral (2021) - 80 min - D’après Thomas BernhardAlte Meister - Komödie, 1985, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, Maîtres anciens. Comédie, Éditions Gallimard, 1988 - Mise en scène et adaptation Éric Didry, Véronique Timsit et Nicolas Bouchaud - Avec Nicolas Bouchaud - Et la voix de Judith Henry - Réalisation Mathieu Amalric - Production La Compagnie des Indes - Coproduction Otto Productions

Dimanche 22 janvier à 21.10 sur Culturebox
À voir et à revoir sur france.tv

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