On creuse du matin au soir, les pieds dans l’eau... Il pleut tellement que mon chapeau moisit sur ma tête. Voilà des semaines que je n’ai pas porté une paire de chaussettes sèches.
Eugène Lucode, ouvrier martiniquais, dans une lettre à ses parents
Soixante-quinze kilomètres à travers la partie la plus étroite du continent américain. Lorsqu'il est inauguré à l’été 1914, le canal de Panama bouleverse la navigation mondiale en permettant de relier en quelques heures seulement l’Atlantique au Pacifique, sans passer par le cap Horn, à la pointe de l’Amérique du Sud. Trente-cinq ans au total furent nécessaires à sa construction.
Charles Quint en rêvait déjà. À la fin du XIXe siècle, Ferdinand de Lesseps décide de percer ce canal. Depuis Colón, sur la côte atlantique, le tracé commence par traverser des marécages à proximité de la rivière Chagres, qui sera déviée pour créer un canal artificiel. Mais avant d'arriver aux environs de Panama, sur la côte pacifique, la montagne de la Culebra barre la route. C'est la partie la plus compliquée et la plus difficile pour les ingénieurs, qui s'avérera surtout très coûteuse en pertes humaines.
En 1881, la première phase du chantier démarre : il faut défricher à la machette et déblayer. Panaméens et Amérindiens, qui connaissent l'environnement, ont refusé d'y travailler, alors on est parti recruter dans les colonies européennes avoisinantes des Caraïbes. L'économie sucrière est en crise : 35 à 40 000 ouvriers de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Barbade ou de la Jamaïque s’engagent alors avec la promesse d'une meilleure vie...
Mais ceux-ci découvrent bientôt les conditions de travail épouvantables : chaleur humide, moustiques et pluies incessantes qui entraînent des crues soudaines et des accidents. Sans parler des maladies et surtout de la fièvre jaune. Au total, six à huit mille personnes trouveront la mort pendant cette période française.
Arrivé en avril 1887 sur l’isthme de Panama pour y faire fortune et « vivre en sauvage », le peintre Paul Gauguin perd rapidement ses illusions. Il écrit à sa femme : « Il faut qu’ici je remue la terre depuis 5h30 du matin jusqu’à 6h du soir, au soleil des tropiques, et la nuit dévoré par les moustiques. » Il rentrera en France après avoir contracté la malaria.

Je maudis le jour où j’ai quitté mon pays natal : ici, c’est l’enfer… Ils nous ont trompés ! Ça fait trois semaines que je n’ai pas touché un centime.
Eugène Lucode, ouvrier martiniquais
Ce devait être l’œuvre majeure de l'ingénieur héroïque du canal de Suez. Ferdinand de Lesseps mourra avant d’en avoir vu la réalisation. Car il ne comprendra que trop tard la nécessité de construire un système d'écluses pour franchir la Culebra. Il sollicite pour sa conception et sa réalisation le génie Gustave Eiffel. Mais les difficultés financières l'accablent. L’entreprise se solde par un échec, doublé d’un scandale politique et financier retentissant, entraînant dans son sillage Eiffel. Et, en 1889, la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, qu'il a créée en 1880, fait faillite.
Au début du vingtième siècle, sous l'impulsion de Theodore Roosevelt, les États-Unis décident de relancer le chantier. Après avoir conquis Porto-Rico et Cuba lors des guerres hispano-américaines, ils voient dans ce canal l’occasion de dominer les mers et de s’implanter en Amérique centrale.
Le Panama est à l'époque une région de la Colombie qui refuse de retirer la concession du canal aux Français. Qu'à cela ne tienne ! les Américains soutiennent le mouvement indépendantiste panaméen et, le 3 novembre 1903, le Panama accède à l'indépendance de manière presque pacifique. En contrepartie, les États-Unis acquièrent une large zone qui englobe le canal de Panama : un véritable État dans l'État. En 1904, le chantier du canal de Panama reprend. Cent mille Caribéens, mais aussi des ouvriers européens et indiens arrivent par vagues successives pour y travailler, attirés par des salaires élevés, malgré le récit des traumatismes de leurs prédécesseurs.
Capitaux et ingénieurs sont mobilisés pour relever le défi. Pour commencer, l'ingénieur en chef s'occupe avec l'aide du médecin militaire de régler le problème sanitaire. Celui-ci a rencontré le docteur cubain Carlos Finley, l'un des premiers à comprendre le rôle des moustiques dans la transmission des maladies tropicales. On adopte les grands moyens : dispersion de pesticides, distribution de quinine et assèchement des marécages. Des systèmes de canalisations sont installés dans les villes assainies. La méthode s'avère très efficace dès la fin de 1906.
Mais le chantier continue de tuer : les accidents sont quotidiens, et la progression dans la montagne de la Culebra – surnommée « la Gorge du diable » – fait des ravages. Les défis techniques pour la construction des écluses sont énormes et entraînent la démission de l'ingénieur en chef, remplacé par un colonel, comme l'a souhaité Roosevelt.
La zone du canal devient une chasse gardée américaine où les lois ségrégationnistes s’appliquent avec la même vigueur que dans le sud des États-Unis.
Pour permettre aux écluses de fonctionner, la création du lac artificiel Gatún à coups de dynamite dure quatre ans, entraînant de nouveaux accidents et l'expulsion des habitants de la région. Lorsque le canal de Panama est enfin inauguré, la Seconde Guerre mondiale vient de commencer. Et il faudra attendre 1999 avant qu'il ne devienne enfin la propriété des Panaméens !
Une ségrégation raciale stricte, très humiliante : ça a beaucoup affecté mes grands-parents et mes parents. Cette génération n’a jamais oublié ce qui lui était arrivé.
Enrique Sanchez, descendant d’ouvriers du canal

Ce fleuve de lune par lequel le monde arrive pour déverser sa fortune.
Pablo Neruda, poète chilien (1904-1973)
Yo lo supe más tarde, estaba hecho
el canal como un río de la luna :
por ese río llegaría el mundo
derramando en tu arena la fortuna...
Extrait de « Historia de un canal », poème de Pablo Neruda
Sandra Rude, auteure-réalisatrice
Diplômée de Sciences-Po Paris et de l’Université de sciences politiques de Florence (Italie), elle a réalisé des documentaires de 52 minutes sur Louis Aragon, Michelangelo Antonioni et Monica Vitti, Erwin Rommel, la Nouvelle-Calédonie, base américaine pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ses documentaires ont été couronnés de plusieurs récompenses : Le Bataillon du Pacifique, diffusé dans La Case du siècle sur France 5, a reçu le prix Pierre-Schoendoerffer en 2025. Il raconte l’engagement des Polynésiens et des Calédoniens, ralliés de la première heure au gaullisme, dans les Forces françaises libres, à travers leurs journaux de bord. Façonner les femmes, une histoire du soutien-gorge, a reçu quant à lui plusieurs prix à l’international : « Best feature film » au Female Film Festival de Los Angeles et « Honorable Mention Documentary » au Montreal Women Film Festival en 2023.
Elle s’intéresse aussi aux grands enjeux de la mondialisation : Nouvelle-Calédonie entre crispations identitaires et crise du nickel, vente de passeports contre citoyenneté à Sainte-Lucie, mainmise des grandes compagnies de croisière dans les États de la Caraïbe, ou encore miracle économique rwandais, vingt-cinq ans après le génocide.
Par ailleurs auteure de livres, elle a signé Hôtels, sur les plus beaux palaces du monde, et L’Hôtel de Ville de Paris (tous les deux aux Éditions du Chêne).
La Case du siècle : Les forçats du canal de Panama

Documentaire (52 min – inédit – 2025) – Auteure-réalisatrice Sandra Rude – Narration Marie-Cécile Lucas – Conseiller historique Jean-Yves Mollier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Saclay/Versailles Saint-Quentin, auteur, notamment, de Panama, un canal pour mémoire, éd. Flammarion, 2025 – Lectures Sarah Blas, Isabelle Miller, Pascal Germain, John Kakou et Jean-Pascal Quilichini – Production Screenshot Productions, avec la participation de France Télévisions
Les forçats du canal de Panama est diffusé dans La Case du siècle dimanche 4 janvier à 22.50 sur France 5
À (re)voir sur france.tv
