« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic, écrivait Victor Klemperer dans son journal paru en 1947. On les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. » À cette époque, analysant la montée du nazisme en Allemagne, le philosophe et linguiste tentait de prévenir les dérives autoritaires du langage autant que les dangers de son appauvrissement.
En 2024, la dramaturge Léonore Confino a écrit Le Village des sourds, une fable humaniste, qui, racontant la perte progressive du langage (littéralement vendu aux plus puissants) d’un groupe de villageois du Grand Nord, réactualise ces questions vitales : comment s’entendre, penser et rester libre lorsque les mots disparaissent ? Comment résister aux travers de la société de consommation et aux mécanismes du totalitarisme si les mots qui peuvent les décrire, les dénoncer et ne serait-ce que les nommer viennent à manquer ? Comment crier si nous ignorons ce que crier veut dire ?
Quand les gens n’ont plus la parole, ils en viennent aux mains.
« Le Village des sourds »
Dans cette adaptation, captée par les caméras de France 4 au Théâtre des 2 Rives, à Charenton-le-Pont, la comédienne sourde Ariana-Suelen Rivoire (révélée au cinéma aux côtés d’Isabelle Carré dans Marie Heurtin) porte l’histoire de Youma, 14 ans, ambassadrice d’un monde en perdition, que la cupidité a privé de langage.
« Je dois vous raconter ce qui est arrivé à ma famille pour que votre famille à vous ne connaisse pas le même sort », fait-elle traduire par son interprète (Jérôme Kircher, tout en énergie et émotion). Le duo raconte alors, en gestes et en mots, l’histoire de ces villageois qui, un jour, ont accepté de se servir des mots comme monnaie d’échange pour acquérir des objets aussi inutiles qu’indispensables. Peu à peu, à l’opulence matérielle répond la pénurie du vocabulaire : « Quand les gens n’ont plus la parole, ils en viennent aux mains »…
Conte polaire, tour à tour drôle, cruel, truculent et inquiétant, Le Village des sourds use des outils du théâtre (mise en scène tout en délicatesse et poésie signée Catherine Schaub, qui se joue d’un décor unique et de l’inventivité de ses comédiens) et d’une langue que l’on y voit que rarement (la langue des signes), pour célébrer la force de résistance des mots et nous alerter, collectivement, sur le risque de nous en laisser déposséder.
Le Village des sourds
Youma, 14 ans, sourde, vit à Okionuk, village perdu au nord du globe. Là, les habitants possèdent un trésor : leur langage. Mais Youma observe les glissements de son paradis polaire, quand un marchand débarque pour vendre des objets inutiles et indispensables. Les villageois n’ont pas d’argent, le marchand leur propose de payer en mots. Cent vocables pour un grille-pain. Et la langue disparaît, peu à peu. On élimine les termes non essentiels, puis les autres. La pénurie de vocabulaire attise les violences et les rivalités. Youma et son interprète, Gurven, viennent nous alerter : ils sont les seuls à avoir conservé une langue de résistance, la langue des signes.
Théâtre – Captation au Théâtre des 2 Rives de Charenton-le-Pont – Mise en scène Catherine Schaub – Réalisation Julien Condemine – Production Productions du Sillon et Bonne Pioche Télévision
Avec Jérôme Kircher et Ariana-Suelen Rivoire
Le Village des sourds, diffusé dimanche 16 novembre à 22.20 sur France 4, est à (re)voir sur france.tv
