Des vinyles exhumés de la salle des archives du Musée ethnologique de Berlin, le saphir qui se pose sur le disque et, soudain, des chants, des accents, des langues lointaines et ces voix, si présentes malgré les inévitables grésillements, qui surgissent du passé pour nous raconter leur Première Guerre mondiale. Enregistrées il y a plus d’un siècle dans un camp de prisonniers par un linguiste allemand, désireux de créer la « bibliothèque des langues du monde », ces voix sont celles des soldats coloniaux français de la Grande Guerre.
Ils étaient sénégalais, malgaches, indochinois, marocains, algériens ou tunisiens : tous engagés volontaires pour venir au secours de la France dès 1914. Si cette histoire, souvent résumée à la figure du « tirailleur sénégalais », est connue et documentée, jamais pourtant elle n’avait été racontée du point de vue des soldats eux-mêmes. Ils étaient tirailleurs – Voix oubliées de la Grande Guerre propose aujourd’hui, littéralement, de redonner voix aux « sans-voix » de l’histoire.
J’avais 22 ans quand la guerre a commencé en Europe. Il est facile de dire aujourd’hui que c’était une guerre de « toubabs » qui ne nous concernait pas. Mais à l’époque nous pensions qu’il était de notre devoir d’aider la France. Nous pensions que si la France était vaincue, ce serait les Allemands qui les remplaceraient ici. Mieux vaut le diable que tu connais que le diable que tu ne connais pas.
Bakary Diallo, berger peul recruté par les tirailleurs sénégalais
L’historien Jean-Yves Le Naour et le réalisateur Cédric Condon (dont le travail documentaire éclaire l’histoire « de l’intérieur », par la voix des humbles) entremêlent avec sensibilité et pédagogie ces archives sonores bouleversantes avec des lectures – non moins bouleversantes – de nombreuses lettres de ces soldats, souvent issus de milieux modestes, tirés de la brousse ou du bled par la promesse d’une solde militaire attractive, davantage que par pur patriotisme.
Que pensaient-ils de cette guerre ? Comment l’ont-ils vécue ? Comment l’ont-ils présentée à leurs familles restées au pays ? Comment ont-ils supporté le choc des cultures en France ? Tirailleurs tiraillés entre leur culture d’origine, leur loyauté à la France et un dégoût, voire une hostilité, envers les mœurs qu’ils découvrent sur le sol européen, nourrissant un ressentiment teinté de revanche coloniale. Le documentaire décrit ainsi, à travers leurs mots, pas à pas, la complexité de leurs expériences durant cette période tumultueuse. Surtout, il redonne une subjectivité à ces hommes de l’ombre, que l’histoire officielle a relégués à leur seule fonction utilitaire.
« Aussi longtemps que les lions n’auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur », dit un proverbe africain. Avec Ils étaient tirailleurs – Voix oubliées de la Grande Guerre, ce n’est pas seulement le lion qui gagne un historien, mais tous ces anonymes qui permettent la gloire du chasseur.
Ils étaient tirailleurs - Voix oubliées de la Grande Guerre

La guerre de 1914-1918 vue par les soldats et ouvriers de l’Empire colonial. Pour la première fois, grâce à des archives inédites, enregistrements des voix des prisonniers et contrôle postal, ce film restitue ce que pensaient les coloniaux de la guerre, de la France et des Français. Voici une autre histoire de la guerre de 14-18, jamais vue ni entendue, où les soldats coloniaux ne sont plus sujets mais acteurs.
Documentaire (52 min – 2025 – inédit) – Scénario Jean-Yves Le Naour – Réalisation Cédric Condon – Narration Caroline Ferrus – Avec les voix de Bakary Diallo, Emmanuel Jacomy – Production Kilaohm Productions, Ecpad et la DMCA, avec la participation de France Télévisions et LCP - Assemblée nationale, Toute l’Histoire
Ils étaient tirailleurs – Voix oubliées de la Grande Guerre, diffusé dimanche 26 octobre à 22.40 sur France 5, précédé de la rediffusion de 1914, et soudain la guerre !, est à (re)voir sur france.tv