La Guerre des paysans. Le terme, un brin dépréciatif, peut laisser croire à une jacquerie de croquants excédés par l’impôt ou les mauvaises récoltes. La Guerre de l’homme du commun ou de l’homme ordinaire (comme l’appellent aussi les Allemands) est bien davantage que cela, par son ampleur – de l’Alsace et de la Lorraine au Tyrol, du cœur de l’Allemagne à la Suisse et à l’Italie actuelles –, sa radicalité, sa composition sociale, ses formes, son organisation… et la terreur qu’elle inspira aux puissants. Une sainte frousse dont ils se vengèrent en conséquence de la manière la plus impitoyable qui soit. Cette guerre-là est sans doute le plus grand épisode révolutionnaire en Europe avant 1789.
On est alors à la charnière entre ce qui ne s’appelle pas encore le Moyen Âge et ce qu’on nommera la Renaissance. Et la charnière grince drôlement. Le monde ancien s’accroche, le nouveau pousse. Les cartes politiques se redessinent, on scrute l’univers, on critique de plus en plus ouvertement la corruption de l’Église et la tyrannie des puissants, les presses d’imprimerie fonctionnent à plein régime, les idées circulent comme jamais. Le peuple, lui, demeure écrasé.

Tandis que le théologien Martin Luther, en Saxe, s’attaque au pape et à son clergé, l’un de ses disciples, Thomas Münzer, dans le centre de l’Allemagne, le déborde largement : réformer l’Église ? Oui mais pas seulement. C’est la société tout entière qu’il faut changer, et la vie elle-même. Tous les biens sont communs, puisqu’ils ont été créés à l’usage de tous les hommes. En somme : le royaume de Dieu… ici et maintenant ! En Alsace, des conjurés qui avaient choisi comme signe de ralliement le Bundschuh, la chaussure à lacets (par opposition à la botte des nobles), ont été démasqués et durement réprimés. Mais les survivants ont fait leurs classes en matière de clandestinité, messages codés, noms d’emprunts, etc. Des réseaux insurrectionnels se mettent en place à travers l’Allemagne.
Voilà pour la mèche. L’étincelle, c’est, en juin 1524, une absurde corvée seigneuriale de ramassage de coquilles d’escargots, à Stühlingen, près de la frontière avec la Suisse. Peu à peu, village après village, des centaines, puis des milliers de paysans, hommes et femmes, artisans, mineurs, anciens soldats, curés acquis à la Réforme, etc., se rassemblent, prennent de court les seigneurs et incendient châteaux et monastères. Au bout de quelques mois, il y a quatre bandes armées dans le sud de l’Allemagne, peut-être 300 000 hommes. Leurs délégués se retrouvent à Memmingen, en Bavière, et, malgré leurs divergences, adoptent en mars 1525 un programme – les XII Articles –, de portée universelle : liberté, fraternité, abolition du servage, instauration de la justice, droit d’élire son pasteur… Sans doute la première rédaction de droits fondamentaux en Europe.
« Avec les XII Articles, explique l’archiviste alsacienne Marie Collin, l’homme du commun se prend à rêver d’un monde où il n’est pas seulement un sujet mais réellement un acteur, quelqu’un qui est en pouvoir, en puissance. Et au-delà de ce rêve-là, de cette utopie qui est transcrite dans les XII Articles, le fait qu’elle soit adoptée à Memmingen, qu’elle soit ensuite imprimée comme une charte, qu’elle soit diffusée, qu’elle inspire d’autres bandes dans tout le Saint-Empire romain germanique et surtout qu’elle s’accompagne également de l’adoption d’un règlement fédéral, on est vraiment dans la préparation de la mise en œuvre d’un projet de société, raison pour laquelle le terme de révolution me semble particulièrement adapté pour parler de la Guerre des paysans. »

On aimerait s’arrêter à ce véritable coup de tonnerre. La suite est l’histoire d’un échec sanglant qu’il faut découvrir à travers le beau et poignant récit qu’en fait Alexis Metzinger, servi par les magnifiques illustrations de John Howe, et l’évocation de quelques figures météoriques et tragiques : Érasme Gerber, Margarete Renner, Hans Müller, Thomas Münzer… À son apogée en avril 1525, et peut-être tout près de l’emporter, l’utopie des révoltés n’est plus que ruines et charniers six mois plus tard. Trahis par un Luther finalement épouvanté et qui exhorte les princes (dont le soutien politique lui est nécessaire) à écraser sans pitié ceux qu’il avait pourtant inspirés, dépassés par les mercenaires et les cavaliers de la Ligue souabe, rentrés des guerres d’Italie, par les lansquenets du duc de Lorraine, les révoltés sont impitoyablement massacrés, brûlés, pendus, décapités, pourchassés… Un déchaînement de violence. On parle de 100 000 morts… Reste, après un long oubli, quelques monuments, quelques ossuaires, l’écho persistant d’un rêve qui ne veut pas s’éteindre et quelques questions lancinantes qu’il pose encore aux gens ordinaires.
L’exposition 1525, liberté et fraternité (Archives d’Alsace)
France 3 Grand Est : Il y a 500 ans éclatait la Guerre des paysans (en alsacien et en français)
1525, la révolution oubliée
Documentaire (52 min – 2025) – Réalisation Alexis Metzinger – Écrit par Alexis Metzinger et Yannis Metzinger – Production Cerigo Films – Avec la participation de France Télévisions
Diffusion dans La France en vrai, jeudi soir 9 octobre en 2e partie de soirée, sur France 3 Grand Est
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