« René Maran, le premier Goncourt noir » : celui qui parla le premier

À travers l’histoire du prix Goncourt décerné à René Maran, ce film permet de redécouvrir une grande figure de la littérature. D’origine martinico-guyanaise, il est aujourd’hui un nom trop oublié. Pourtant, la publication de son roman « Batouala » a provoqué un scandale énorme en 1921… Lundi 19 février à 22.10 sur France 4.

« René Maran, le premier Goncourt noir » © Fonds familial René Maran (tous droits réservés)

Le 14 décembre 1921, dans le mythique restaurant Drouant, le président de l’académie annonce le nom du vainqueur, René Maran. La confusion règne. René Maran est un inconnu et « de surcroît » il est noir. Le Petit Parisien titre : « C’est la première fois que les Noirs jouent et gagnent. » Si certains louent la qualité de l’œuvre, des rumeurs pleines de fiel courent ; on accuse Maran de plagiat ou, ironie, d’avoir fait appel aux services d’un nègre. En France, la polémique médiatique devient scandale politique. Car Maran, dans sa préface, pointe du doigt les abus et dérives de la réalité coloniale, qu’il connaît bien puisque, depuis 1909, il est fonctionnaire aux affaires civiles coloniales à Fort-Archambault. Alors qu’il est parti gonflé d’un idéal colonial inspiré de Pierre Savorgnan de Brazza, d’un rêve d’une force des Lumières, d’une mission civilisatrice humaniste, il découvre au fil des ans combien la vie coloniale avilit et ses idéaux battent de l’aile. Nombre de colons sont des ivrognes, des arrogants, des ignares cruels, qui voient l’Afrique comme un immense terrain de jeu où tout est permis. Toutes les exactions. Le viol, la destruction de la faune et de la nature, la déchéance. Ces dérives salissent la France. « Vous êtes en train de saccager une humanité, des cultures, des sociétés, des civilisations, des croyances », écrit-il. Ou encore « Civilisation, tu as bâti ton royaume sur des cadavres. » Son malaise grandit alors que la guerre éclate et que des dizaines de milliers de Sénégalais sont envoyés à la boucherie.
Personne avant lui n’avait osé dénoncer l’action française dans ses colonies, les excès des colonialistes. Une dénonciation d’autant plus forte qu’elle vient d’un administrateur, qui connaît le système colonial de l’intérieur. Il sera le premier, avant Voyage au Congo d’André Gide en 1927 et Terre d’ébène d’Albert Londres en 1929, à regarder cette réalité en face. « Les coloniaux voueront ce livre aux gémonies. Peu m’importe, ce n’est pas pour les idiots que j’écris », analyse-t-il. Fonctionnaires, militaires, politiques, diplomates, grandes compagnies ayant investi dans les colonies s’insurgent contre ces « mensonges ». À l’Assemblée nationale, des parlementaires exigent des sanctions. On l’accuse de discréditer la France au profit de l’Allemagne.
Aux États-Unis, où la ségrégation est chose commune, la reconnaissance d’un auteur noir ébranle tant elle semble inimaginable. Tous ceux qui, comme le philosophe et écrivain afro-américain Alain Locke, se battent, depuis des années, pour que les Noirs puissent accéder à des postes prestigieux au même titre que les Blancs voient dans ce prix décerné par la France un moteur pour leur cause.  

« René Maran, le premier Goncourt noir »
René Maran
Fonds familial René Maran (tous droits réservés) 

Un homme comme les autres ?
En 1947, René Maran écrit Un homme pareil aux autres, où il parle des fantasmes qui font écran entre une Blanche et un homme de couleur. Le titre de ce roman exprime l’aspiration de l’auteur. Comme le précise Amin Maalouf, « René Maran n’est pas un idéologue, c’est un homme de nuance et de conciliation. C’est quelqu’un qui cherche à concilier les différents mondes auxquels il appartient. » Alors qu’il est un jeune élève, un professeur qu’il admire pour sa rectitude morale lui conseille la lecture du philosophe Marc Aurèle, lequel préconise dans ses écrits la puissance du bien et la maîtrise de soi. Le stoïcien devient son auteur de référence. Tout au long de sa vie, René Maran gardera une droiture exceptionnelle, une capacité d’analyse et de jugement, affrontant en gardant son cap les rumeurs venimeuses et les soubresauts de l’histoire. Administrateur en pays banda, il perçoit l’ambiguïté de sa situation. Si ses papiers l’identifient comme français, ses collègues lui font sentir qu’ils le considèrent comme un Noir. Pour les Africains, s’il est noir comme eux, il représente le pouvoir colonial. Trop noir, trop patriote d’un côté, de l’autre pas assez. Lors d’un déplacement au Congo belge en 1914, un hôtelier refuse de lui louer une chambre, car les « nègres ne sont pas acceptés ». Suite à cette humiliation, il prend conscience qu’il est et restera nègre aux yeux de ceux qui vivent aux colonies. Il écrit à l’administration pour qu’elle prenne en considération sa situation et les avanies qu’il doit endurer. Mais elle reste indifférente à sa situation. Pire, elle sanctionne son insoumission. Il trouve alors refuge dans l’écriture. Il démissionne en 1924 et rentre à Paris.
L’exposition coloniale de Paris, où les « échantillons » des populations sont représentés derrière des grillages et dans une mise en scène qui épouse les préjugés raciaux de l’époque, heurte sa sensibilité et sa conviction que les hommes sont égaux.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que certains intellectuels se compromettent avec l’occupant, il méprise les pétainistes et saisit très tôt, comme son ami Félix Éboué, le danger que représentent Hitler, Mussolini et Staline. Lorsque les Allemands lui demandent un texte mettant en cause le traitement des Noirs par les Français, lui qui a lu Mein Kampf rétorque : « Pourquoi venez-vous me voir ? Les sauvages noirs n’écrivent pas. »
Fidèle à ses valeurs, il devient l’ami d’Hô Chi Minh, participe au salon des sœurs Nardal qui réunit les artistes internationaux, est l’ami de Senghor, Césaire.
Celui qui s’est toujours senti un homme pareil aux autres, qu’il soit noir ou blanc de peau, un homme écrivain, refusera jusqu’à la fin de sa vie les honneurs.

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3 questions à Dany Laferrière (écrivain, académicien)

Qu’est-ce qui vous fascine dans Batouala ?
Dany Laferrière : C’est l’ensemble du livre qui me touche. On a l’impression d’entendre tous les bruits possibles, des humains, des criquets ; de voir tous les règnes à la fois, végétal, animal, minéral… La brousse est frétillante, on est pris par la nature ! Il y a un tel foisonnement… au début on se dit que l’on ne va pas pouvoir traverser cette jungle d’odeurs, de sons, d’émotions, de mystiques, de musiques, et finalement, petit à petit, grâce à son grand sens du récit, on arrive à suivre.
Quelle est l’originalité du point de vue de René Maran ?
D. L. : C’est tout simplement un monde étonnant vu par un enfant. Il est tout étonné d’être là, un peu perdu, et il traduit ça par une langue incroyable de modernité. Mais ce n’est pas le paysage qui étonne d’abord, c’est lui-même et sa présence. Et c’est pour ça que l’être humain est au cœur de son récit. On est toujours comme un enfant à regarder par ses yeux. 
En cela, ce récit dénote particulièrement de la littérature « exotique » de l’époque.
D. L. : Son regard n’est jamais posé sur un objet extérieur, supérieur. Il y a toujours un va et vient vers son intériorité. Il regarde tout comme un enfant : il est toujours en état d’émotion. Vous savez, l’émotion n’est jamais exotique. L’émotion, c’est un sentiment fébrile, fiévreux, qu’on reçoit avec joie quelle qu’elle soit.
Propos recueillis par la production

3 questions à Amin Maalouf (écrivain, académicien)

Comment René Maran a-t-il reçu ce prix Goncourt ?
Amin Maalouf : C’est paradoxal. Il a été extrêmement fier : il se vivait avant tout comme un écrivain, à l’instar d’un Gide, d’un Mauriac. Recevoir à moins de 40 ans le Goncourt, c’est énorme. Mais, en même temps, le prix et la polémique qu’il a déclenchée l’ont rendu prisonnier du débat sur la colonisation. Alors qu’il a écrit de très nombreux livres et articles, on le ramenait toujours au scandale politique. 
Même primé, on voit trop souvent en lui un Noir avant de voir un écrivain ?
A. M. : René Maran n’est pas un idéologue, c’est un homme de nuance et de conciliation. Il a toujours cherché à concilier les différents mondes auxquels il appartenait. C’est un souci constant et c’est probablement pour cela que les attaques dont il fait l’objet l’ont blessé ! Ça va tellement à l’encontre de sa personnalité, qui est tout en douceur. Mais il ne se faisait pas d’illusion, il savait que les gens voyaient d’abord en lui ses origines, sa couleur. Il espérait que les choses changeraient, puis il s’est rendu compte que ça prendrait du temps. 
En quoi a-t-il été un pionnier ?
A. M. : Au moins deux grandes figures ont revendiqué son héritage : André Gide, qui entreprend son voyage au Congo après avoir lu Batouala — et qui a pu clamer que c’était la vérité. Puis Leopold Sédar Senghor et tout le mouvement de la négritude, pour qui Maran a été un incroyable précurseur, le premier à révéler l’Afrique.
Propos recueillis par la production

« René Maran, le premier Goncourt noir »
René Maran, le premier Goncourt noir
Fonds familial René Maran (tous droits réservés) 

Batouala, le roman de René Maran paru en mai 1921, a été réédité par Albin Michel en septembre 2021.

Source photos : Bérénice Médias Corp.

René Maran, le premier Goncourt noir 

« René Maran, le premier Goncourt noir »
René Maran, le premier Goncourt noir
Fonds familial René Maran (tous droits réservés) 

René Maran a marqué son temps, laissé une trace indélébile dans l’histoire littéraire et politique de la Guyane, des Antilles et plus globalement de la France. En 1921, son roman Batouala provoque un scandale. Pour la première fois, un auteur raconte sans fard la réalité du système colonial. 
Administrateur colonial à Fort-Archambault, en Oubangui-Chari (ancien Tchad), ce poste lui a permis d’observer, au plus près, pendant des années, la façon dont les colonisés étaient traités. Il sera le premier, avant Voyage au Congo d’André Gide en 1927 et Terre d’ébène d’Albert Londres en 1929, à regarder cette réalité en face.
La sortie de ce livre provoque une déflagration. C’est la première fois, depuis la création du prix Goncourt en 1903, qu’un homme noir reçoit cette distinction pour un livre mettant en cause l’attitude de la France. Ce documentaire montre à quel point René Maran a été un pionnier et une référence pour des intellectuels tels que Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Félix Éboué — dont il était très ami. Son écriture a aussi été admirée par André Gide, considéré à l’époque comme le pape des lettres françaises. À travers des témoignages inédits, notamment des académiciens Dany Laferrière et Amin Maalouf, le film raconte les désillusions de cet intellectuel et montre la réalité du système colonial. Le petit-fils de René Maran, Bernard Michel, ouvre également, pour la première fois, l’ensemble de ses archives personnelles riches en photos, lettres et manuscrits. René Maran fut au centre des débats, parfois acharnés, autour du concept de négritude. Il a lui-même critiqué cette notion, mais certains lui en attribuent la paternité. À l’heure de Black Lives Matter, la question est plus passionnante que jamais...

Documentaire (inédit - 52 min - 2021) – Réalisation Fabrice Gardel et Mathieu Weschler, assistés d’Alexia Klingler – Production Bérénice Médias Corp., avec la participation de France Télévisions 

René Maran, le premier Goncourt noir est diffusé lundi 19 février à 22.10 sur France 4
À voir et revoir sur france.tv

Publié le 19 février 2024
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